Les castrats – du castrat au contre-ténor
Les castrats
L’opéra avait également ses vedettes, ses monstres sacrés qui faisaient courir les foules, mais d’une espèce fort particulière: c’étaient les castrats, qui conservaient le timbre aigu et la tessiture élevée des jeunes garçons avec la puissance respiratoire des adultes. Etrange et barbare sacrifice d’une société si parfaitement civilisée à l’idolâtrie du chant! Pour l’atténuer un peu, les historiens veulent supposer qu’à l’origine on avait tiré parti de cas accidentels. Mais les documents n’en disent rien. De toute façon, en 1562, la Chapelle Sixtine comptait déjà parmi ses chanteurs un castrat, du nom de Rossinus. Car l’Eglise fut la première à employer les talents de ces eunuques, qui firent pendant deux cents ans l’illustration de ses meilleures maîtrises. Et au XVIIe siècle, la fabrication des castrats était devenue un art – et un commerce – entré complètement dans les mœurs italiennes.
On châtrait entre neuf et treize ans les petits garçons dont les voix donnaient des espérances. La police, en principe, réclamait le consentement des enfants. Mais bien entendu, celui des parents était déterminant, comme les conseils et les écus des imprésarios, ecclésiastiques ou laïques. Quelquefois, les garçons opérés perdaient leur voix à l’âge de la mue, et l’on peut tout imaginer du sort de ces malheureux. Mais si leur larynx tenait ses promesses, une existence princière attendait ces fils de laboureurs et de cordonniers, après sept ou huit ans d’un sévère et patient dressage professionnel.
C’est le Président de Brosses, mélomane extrêmement compétent, qui a donné en 1739, dans ses Lettres Familières sur l’Italie, la meilleure analyse de la voix des castrats : « Le timbre en est aussi clair et perçant que celui des enfants de chœur, et beaucoup plus fort. Leurs voix ont presque toujours quelque chose de sec et d’aigre, bien éloigné de la douceur jeune et moelleuse des voix de femmes; mais elles sont brillantes, légères, pleines d’éclat, très fortes et très étendues.» Le Président fait encore ce croquis de leur physique: « Ils deviennent, pour la plupart, grands et gras comme des chapons, avec des hanches, une croupe, les bras, la gorge, le cou rond et potelé comme des femmes. Quand on les rencontre dans une assemblée, on est tout étonné, lorsqu’ils parlent, d’entendre sortir de ces colosses une petite voix d’enfant. »
Les voix irréelles de ces grandes créatures recouvertes de costumes bizarres et étincelants, au milieu des décors de forêts et de palais enchantés, devaient concourir à l’atmosphère de magie, de prodiges dans laquelle baignait l’opéra. Bien que l’Eglise eût levé son interdit sur la présence des femmes en scène, les castrats avaient presque entièrement supplanté les belles cantatrices des premières années du siècle. Les sopranistes, qui possédaient les notes les plus aiguës tenaient en travestis les rôles féminins, malgré leur taille gigantesque, les contraltistes tenaient les rôles d’hommes. Incroyablement fats et capricieux, féroces entre eux, adulés du public, les castrats gagnaient des fortunes, hantaient les cours, se faisaient construire des «palazzi» et des villas magnifiques. Tous ceux dont on a gardé les noms étaient Italiens. Leur grande période de gloire dura entre 1650 et 1750. Ensuite leur nombre diminua, les cantatrices leur faisaient concurrence et l’opéra bouffe leur convenait peu. Mais ils ne disparurent de la scène que vers 1830. Le dernier, Velutti, mourut octogénaire en 1861. On émasculait donc encore de jeunes garçons en Italie au moment de la Révolution française.
Histoire de la musique, (L. Rebatet, Edition Laffont 1969)
Du castrat au contre-ténor
La première voix défunte n’a rien à voir avec l’autre.
Castrat, contre-ténor. Attention, ces deux termes (auxquels on pourrait rajouter le haute-contre) ne désignent pas la même voix. La grande époque du castrat date des XVIIe et XVIIIe siècles. Ces chanteurs vedettes étaient les Callas et Bartoli de leur temps. Farinelli, célèbre pour ses prouesses (on dit qu’il était capable de tenir 200 notes d’une seule haleine), et son rival Carestini, doué d’une musicalité hors pair, ont dominé la scène lyrique européenne au service des grands compositeurs de leur temps.
-Un castrat est un chanteur dont on a ôté ou neutralisé par intervention chirurgicale la partie glandulaire de l’appareil génital avant la mue. Résultat: l’allongement des cordes vocales d’environ 60% n’a pas lieu. Le larynx ne grandit pas; la capacité thoracique, elle, croît, parfois démesurément Ces voix combinaient puissance et agilité, résonances «de poitrine » dans le grave et voix de tête. Les castrats endossaient rôles masculins et féminins. Le travestissement était courant .
-Le contre-ténor n’a rien à voir avec le castrat. Il n’a pas subi d’opération, il a bel et bien mué. Contrairement aux voix de basses, barytons et ténors, qui chantent en voix de poitrine, un contre-ténor utilise presque exclusivement sa voix de tête, appelée voix de fausset. Occasionnellement, il recourt à la voix de poitrine ou voix mixte pour atteindre des notes graves.
Si Alfred Deller a réhabilité ce type de voix dès les années 50 avec la renaissance de la musique ancienne, le contre-ténor a bientôt conquis la scène lyrique. C’est devenu un émule du castrat qui, s’il n’égale pas sa puissance légendaire, possède une tessiture plus ou moins équivalente. La nouvelle génération de contre-ténors (David Daniels, Max Emanuel Cencic) est plus flamboyante que celle incarnée par feu Alfred Deller ou Andreas Scholl. Chacun applique ses recettes (voix de tête ou voix mixte) dans une tentative de se rapprocher de ces voix fantômes.
Article de Julian Svkes, (Journal Le Temps du Samedi 28 mars 2009)
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